Chapitre 7
Melvin était loin d’être le premier à avoir besoin d’exister pour moi et à sentir qu’avec moi tout était possible. Néanmoins, il était rare que cela me soit dit si simplement et clairement.
Quand je reçois ce genre de propos, je ne sais pas très bien quel effet cela me fait : un mélange d’émotion et d’inquiétude. Pour comparer de tels mots à un cadeau, c’est comme offrir un chien. On est touché par l’animal, mais on pense qu’il va falloir s’en occuper et qu’on n’a rien demandé de pareil. D’autre part, le chien est là avec ses bons yeux, on se dit qu’il n’y est pour rien, qu’on lui donnera les restes du repas à manger, que ce sera facile. Tragique erreur, inévitable pourtant.
Je ne compare pas Melvin Mapple à un chien, c’est cette espèce de déclaration que j’y assimile. Il y a des phrases-chiens. C’est traître.
Cher Melvin Mapple,
Votre lettre me touche. Vous existez pour moi, n’en doutez pas. De sang froid est un chef-d’œuvre. Je n’ai sûrement pas le pouvoir de Truman Capote, mais vous, j’ai l’impression de vous connaître.
L’histoire de la bagarre et de ses conséquences est terrible et injuste. Je crois comprendre ce que vous ressentez. On exige de vous une grandeur d’âme dont les autres seraient incapables, comme si vous deviez vous faire pardonner votre obésité. Dites à Plumpy que je pense à lui.
Je ne sais pas si tout est possible avec moi, je ne vois pas ce que cela pourrait signifier. Je sais que vous existez pour moi.
Amicalement,
Amélie Nothomb,
Paris, le 6/04/2009
En postant ce courrier, je songeai que la prudence n’avait jamais été mon fort.
Chère Amélie Nothomb,
Pardon, j’ai été maladroit dans ma dernière lettre. Ça a dû vous paraître bizarre de lire que tout était possible avec vous. Ce n’était pas dit dans un sens irrespectueux. Je n’ai jamais été doué pour exprimer mes sentiments, ça m’a déjà joué des tours. Merci de m’écrire que j’existe pour vous, c’est très important pour moi.
Vous voyez, j’ai ici une vie de merde. Si j’existe pour vous, c’est comme si j’avais une autre vie ailleurs : la vie que j’ai dans votre pensée. Ce n’est pas que je veux être imaginé par vous : je ne sais quelle forme prend votre pensée pour moi. Je suis une donnée dans votre cerveau : je ne tiens pas tout entier dans ce que j’incarne à Bagdad. Ça me console.
Votre courrier date du 6 avril. Dans le New York Times de la veille, j’ai lu votre éditorial sur la visite du président Obama chez vous : c’est drôle qu’on vous ait choisie pour représenter la France, vous qui êtes belge. Ça m’a impressionné de voir votre signature dans ce journal. Je l’ai montré aux copains, ils ont dit : « C’est celle avec qui tu corresponds ? » J’étais fier. J’aime bien votre article. Ce que vous avez écrit sur le président Sarkozy est rigolo.
Le 7 avril, les soldats anglais ont commencé à partir. On ne les connaissait pas. Il n’empêche qu’on en a gros sur la patate quand on voit que pour eux, ça se règle si vite. D’accord, on est plus nombreux, nous, les Américains. Mais qu’est-ce qu’on fait ici ? Parfois, je me dis que si j’ai tant grossi en Irak, c’était pour avoir une activité. Ça a l’air cynique d’écrire ça, je sais bien qu’on a fait des choses dans ce pays : on a tué beaucoup de gens, détruit des quantités d’infrastructures, etc. J’y ai participé, j’en ai d’affreux souvenirs. Je suis coupable, je ne cherche pas à me défiler. Et pourtant, je n’ai pas la sensation que c’est moi. J’en ai la conscience, la honte, la notion, tout ce que vous voulez, mais pas la sensation.
Qu’est-ce qui donne la sensation d’avoir accompli un acte ? À 25 ans, quand je dormais dehors, j’avais construit un genre de cahute dans une forêt, en Pennsylvanie. C’était ma réalisation, je me sentais relié à cette cabane. Je me sens tout pareil relié à ma graisse. Peut-être la graisse est-elle le moyen que j’ai trouvé pour inscrire dans mon corps ce mal que j’ai fait et que je ne sens pas. C’est compliqué.
Bref, cette obésité est devenue mon œuvre. Je continue à y travailler avec ardeur. Je mange comme un fou. Parfois, je me dis que si ça fonctionne bien avec vous, c’est parce que vous ne m’avez jamais vu et surtout parce que vous ne m’avez jamais vu bâfrer.
De son vivant, Iggy déclarait que s’il avait tant grossi, c’était pour mettre un rempart entre lui et le monde. Pour lui, ce devait être vrai. La preuve, c’est que quand son rempart a disparu, il est mort. Nous avons tous des théories différentes sur notre graisse. Bozo dit que la sienne est méchante et qu’il veut en accumuler le plus possible pour ce motif. Je comprends ce qu’il veut dire. On emmerde les autres en leur infligeant le spectacle de notre obésité, c’est aussi simple que ça. Plumpy pense que son format lui sert à redevenir un bébé. C’est peut-être la sensation qu’il a. On n’ose pas lui dire qu’on n’a jamais vu un bébé aussi répugnant.
Moi, c’est encore autre chose. Quand j’écris que c’est mon œuvre, ce n’est pas une boutade. C’est là que vous pouvez me comprendre. Vous avez une œuvre : une œuvre, on ne sait pas ce que c’est. On lui consacre l’essentiel et pourtant, c’est un mystère pour nous. Là s’arrête la comparaison. Votre œuvre est quelque chose d’estimé, vous pouvez en être fière à juste titre. Mais si la mienne n’a rien d’artistique, elle a du sens. Bien sûr, ce n’est pas fait exprès, il n’y a aucune préméditation, on peut même dire que je crée contre mon gré. Et pourtant, il peut m’arriver, en mangeant comme un fou, d’éprouver cet enthousiasme qui est, je suppose, celui de la création.
Quand je me pèse, j’ai peur et j’ai honte car je sais que le chiffre, déjà effrayant, aura empiré. Cependant, chaque fois que le nouveau verdict apparaît, chaque fois que je franchis un seuil pondéral encore impensable, je suis consterné, certes, mais aussi impressionné : j’ai été capable de ça. Il n’y a donc pas de limite à mon expansion. Il n’y a pas de raison que ça s’arrête. Jusqu’où pourrai-je monter ? Je dis « monter » à cause du chiffre, or le verbe convient mal, car je grossis plutôt sur les côtés que vers le haut. « Enfler » doit être le verbe correct. Je prends de plus en plus de volume, comme si un big bang intérieur avait eu lieu lors de mon arrivée en Irak.
Parfois, après le repas, quand je m’affale sur une chaise (ils ont dû en commander en acier indéformable), je m’isole quelques instants dans ma pensée et je me dis : « Là, je dois être en train de grossir. Ma panse commence le boulot. » C’est fascinant d’imaginer la transmutation de la nourriture en ce tissu adipeux. Le corps est une sacrée machine. Je regrette de ne pas sentir le moment où les lipides se constituent, ça m’intéresserait.
J’ai déjà essayé d’en parler aux copains, ils m’ont répondu que c’était obscène. « Si ça vous dégoûte de grossir, arrêtez », j’ai dit. « Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! » ont-ils rétorqué. « Bien sûr que non, ai-je continué, mais puisque nous n’avons pas le choix, pourquoi ne pas grossir avec une curiosité joyeuse ? C’est une expérience, non ? » Ils m’ont regardé comme un dément.
Vous pouvez mieux me comprendre qu’eux, même si vous, vous créez exprès, dans l’orgueil, dans une sorte de transe mentale, même si vous vous relisez avec une passion que je pourrais difficilement éprouver en regardant mon ventre, vous avez, je le sais, ce sentiment constant que votre œuvre vous dépasse. Mais moi aussi, mon œuvre me dépasse.
Quand j’ai le courage de me regarder nu dans un miroir, je me force à dépasser l’horreur que m’inspire ce reflet et à penser : « C’est moi. Je suis à la fois ce que je suis et ce que je fais. Personne d’autre que moi ne peut se vanter d’un tel accomplissement. Mais est-ce que c’est vraiment moi qui ai fait ça tout seul ? Ce n’est pas possible. »
Aux dernières nouvelles, vous en étiez à votre 65e manuscrit. Vos livres ne sont pas épais, d’accord. Il n’empêche que quand vous regardez vos 65 œuvres, vous devez penser comme moi que ce n’est pas croyable que vous ayez produit tout ça toute seule. D’autant que ce n’est pas fini, que vous allez encore écrire.
J’espère que vous ne me trouvez pas cinglé ou inconvenant.
Sincèrement,
Melvin Mapple
Bagdad, le 11/04/2009
Je fus touchée, je l’avoue, de ce qu’il écrivit sur mon éditorial du New York Times. « Vanitas vanitatum sed omnia vanitas. » Pour le reste, même si je comprenais son propos, j’éprouvais un vague malaise à l’idée qu’il assimile mes enfants d’encre et de papier à son tas de gras. Ce qu’il y a d’orgueil en moi voulut protester que j’écrivais dans l’ascèse et dans la faim, qu’il me fallait racler au plus profond de mes forces pour parvenir à cet acte suprême, et que grossir, même en de si formidables proportions, devait être moins éprouvant.
Mais il était hors de question que je réponde de façon si peu aimable. Je préférai le prendre au pied de la lettre :
Cher Melvin Mapple,
J’en suis à présent à mon 66e manuscrit et je suis frappée par la pertinence de votre comparaison. En vous lisant, j’ai pensé à cette avant-garde de l’art contemporain qu’est le body art.
J’ai connu une jeune étudiante en art qui, à titre de travail de fin de cursus, avait décidé de faire de sa propre anorexie, qu’elle était en train de vivre, une œuvre : elle photographia patiemment son amaigrissement dans le miroir de sa salle de bains, nota les chiffres du poids sans cesse en baisse, les mit en parallèle avec les cheveux tombés qu’elle récolta, inscrivit la date de l’arrêt des règles, etc. Son mémoire, qui se passait de commentaire, se présentait sous la forme d’un syllabus intitulé « Mon anorexie » et ne comprenait que des photos, des dates, des chiffres de pesée, des poignées de cheveux, jusqu’à la fin qui, dans son cas, ne fut pas la mort, mais la page 100, puisque les travaux devaient comporter ce nombre de feuillets. Elle eut juste la force de soutenir le travail devant les professeurs qui lui attribuèrent la note la plus haute. Ensuite, elle entra en clinique. À l’heure qu’il est, elle va beaucoup mieux et je n’exclus pas la possibilité que son entreprise estudiantine y ait largement contribué. Les anorexiques ont besoin que leur mal soit non pas condamné, mais constaté. La jeune fille avait trouvé un moyen très ingénieux de le faire tout en réglant le problème toujours épineux du mémoire.
Mutatis mutandis, vous pourriez lui emboîter le pas. Je ne sais pas si jusqu’à présent vous avez photographié votre prise de poids, mais il n’est pas trop tard pour vous y mettre. Notez les chiffres et tous les symptômes physiques et mentaux de votre évolution. Vous avez sûrement des photos de vous du temps de votre minceur, que vous placeriez en début de carnet. Vous allez continuer à grossir, vous pourrez ainsi prendre des clichés de plus en plus impressionnants. Faites en sorte de repérer les parties de votre corps que l’embonpoint privilégie. Pour autant, ne négligez pas les zones plus défavorisées tels les pieds, si ces derniers ont sûrement moins enflé que le ventre ou les bras, votre pointure a dû augmenter elle aussi.
Voyez-vous, Melvin, vous avez raison : votre obésité est votre œuvre. Vous surfez sur la vague de la modernité artistique. Il faut intervenir dès maintenant car ce qui est passionnant dans votre démarche, c’est autant le processus que le résultat. Pour que les pontes du body art vous reconnaissent comme l’un des leurs, il faudrait peut-être également que vous notiez tout ce que vous mangez. Dans le cas de la jeune fille anorexique, le chapitre était plus simple : chaque jour, rien. Dans votre cas, cela risque d’être fastidieux. Ne vous découragez pas. Pensez à l’œuvre, qui est pour l’artiste l’unique raison d’être.
Amicalement,
Amélie Nothomb
Paris, le 21/04/2009